L'hyper-inflation allemande sous la république de Weimar

    

L’hyperinflation qui frappe l’Allemagne en 1923 provoque la dislocation quasi-complète de la société. La famine s’installe un peu partout, des émeutes éclatent et la république de Weimar semble vivre ses derniers jours. L’ampleur de la tragédie humanitaire engendrée dépasse même celle que la France connut pendant la révolution lors de la période des assignats ou celle de la grande dépression. On pourrait croire que les leçons apprises nous mettent à l’abri de crises semblables dans le futur ; il n’en est rien. La crise hyper inflationniste de Weimar, quoique spectaculaire, est une répétition de d’autres crises du même genre qui eurent lieu au cours des siècles précédents et elle n’a pas empêché la venue de crises inflationnistes majeures au Zimbabwe (2004-2009), en Hongrie (1946), en Serbie (1993-1994), en Argentine (1975-1991), pour ne nommer que celles-là.

Les causes sont partout les mêmes : L’absence de volonté, chez les politiciens, d’aller à l’encontre de l’opinion publique et de faire un choix entre limiter les dépenses de l’état ou augmenter les impôts ; l’appât du gain facile de la part de financiers; l’ignorance d’une grande partie de la population, celle qui pourrait faire pression, concernant les lois de l’économie. Contrairement à une certaine croyance populaire, l’impression massive de billets de banque par la république de Weimar ne fut pas une tentative délibérée de déprécier le mark afin de minimiser les réparations à payer aux puissances alliées en devises allemandes. En effet les réparations devaient être payées en marks-or, soit au taux de conversion qui existait avant 1914.

 

La Reichsbank suspend la convertibilité du mark en or dès le déclenchement de la guerre le 31 juillet 1914. Pour financer l’effort de guerre, entre 1914 et octobre 1918 la quantité de marks en circulation est multipliée par 4 alors que les prix eux, n’ont augmenté que de 139% pendant cette période. En octobre 1919, alors que la monnaie de papier en circulation est sept fois plus grande qu’en 1914, les prix n’ont grimpé que par un facteur 6. A partir de janvier 1920 par contre c’est l’inverse qui se produit. Alors que la monnaie de papier qui circule est 8.4 fois plus importante qu’en 1914 le coût de la vie, lui, a augmenté par un facteur 12.6. En novembre 1921 la monnaie en circulation est 18 fois plus importante que 8 ans plus tôt mais le prix des denrées de base est 34 fois plus élevé. En novembre 1922 il y a 127 fois plus de marks qui circulent qu’en 1914 mais le coût de la vie est 1,154 fois plus élevé. En novembre 1923 la quantité de marks en circulation est 245 milliards de fois plus élevée qu’en 1914 mais le coût de la vie a augmenté par un facteur 1380 milliard.[1]
Cette anomalie est causée par le concept de la vélocité de la monnaie, soit la tendance de celle-ci à changer de mains rapidement. Plus la monnaie circule rapidement, plus le risque d’inflation grandit, même lorsque la quantité de billets en circulation demeure fixe. En 1923 Rudolf Havenstein, directeur de la Reichsbank , refuse, à tout le moins en public, d’admettre que l’inflation est causée par une surimpression de billets de banque. Alors que l’Allemagne s’enfonce dans la crise il ne cesse de répéter que seuls d’autres facteurs extérieurs (comme les réparations de guerre) sont responsables et qu’il y a en fait pénurie de billets de banque. A preuve, les prix n’augmentent-ils pas plus rapidement que la masse monétaire ?

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La crise s’articulera donc autour de plusieurs phases.

Phase I: Au début, les allemands économisent leur argent comme ils l’ont toujours fait, les pénuries engendrées par la guerre ne poussent d’ailleurs pas trop à la consommation. Il n’y a qu’une augmentation limitée de l’inflation.

Phase II: Le blocus imposé par les puissances alliées finit par engendrer une pénurie alimentaire dans plusieurs villes et ceux qui ont des marks en réserve doivent surenchérir pour obtenir des produits de base. La vélocité de la monnaie augmente. Même après la fin du blocus, la hausse du coût de la vie engendre un mécontentement populaire et des grèves afin d’ajuster les salaires au coût de la vie. Les augmentations de salaires amènent à une plus grande demande de marks auprès des banques, ce qui entraîne l’impression de billets supplémentaires. Une fuite des capitaux commence alors et le mark se déprécie face aux autres devises. Les industriels et le gouvernement n’en sont pas toujours mécontents puisque ceci augmente la compétitivité des produits allemands à l’étranger. Le taux de chômage chute, mais le pouvoir d’achat de la majorité des ménages diminue. Les entrepreneurs achètent parfois des terrains pour agrandir leurs usines, ou encore de la machinerie. Peu de logements sont construits par contre, il devient de plus en plus risqué de louer un appartement à taux fixe.

Phase III: Lorsque l’inflation devient galopante, plus personne n’est intéressé à conserver des marks trop longtemps, aussi la vélocité de la monnaie augmente d’avantage. Puisqu’il est désormais interdit d’acheter des devises étrangères, les allemands se rabattent sur tout ce qui pourrait servir de monnaie d’échange ultérieurement: Des pianos, des outils, des pneus, des sacs de patates, des chaussures, de la vaisselle, du tabac, des violons (même pour ceux qui n’en jouent pas !). L’industrie tourne à plein régime pour fournir à cette demande et on atteint le plein emploi malgré la chute du niveau de vie. Il y a donc une certaine résistance de la part des industriels à ce que la Reichsbank arrête la planche à billets, et plusieurs prédisent des désordres sociaux et un effondrement de l’économie suite à la contraction monétaire anticipée.

Les métiers manuels, ceux qui permettent de fabriquer des objets de troc ou des denrées de première nécessité sont hautement valorisés, mais les métiers intellectuels eux, ne permettent même plus d’obtenir un salaire décent. Les enseignants, les chercheurs, plusieurs catégories d’ingénieurs deviennent carrément inutiles ; il n’y a plus d’innovation qui soit nécessaire, personne ne peut se permettre d’investir dans un projet deux ans à l’avance, l’inflation rend impossible toute planification valable. Les rentiers, certains employés de l’état en sont réduits à la mendicité. Même les médecins sont réduits à la pauvreté. Les agriculteurs empruntent à des taux d’intérêt relativement bas pour acheter d’autres lopins de terre ou des tracteurs ; ils pressentent que ces taux d’intérêt seront bientôt largement gommés par l’appréciation des produits vendus.

De plus en plus de gens préfèrent se livrer à des activités de spéculation en empruntant aux banques pour acheter n’importe quoi plutôt que de se consacrer à des activités productives. Les magasins sont pris d’assaut et de longues files d’attente se créent ; certains magasins limitent la quantité de produits à un item différent par acheteur, d’autres n’ouvrent plus qu’une heure par jour. Les grèves pour obtenir des hausses de salaires se multiplient. Chaque augmentation de salaire se traduit par une demande accrue pour des marks le jour de la paye ; la planche à billets fonctionne à plein régime.

Phase IV: Lors de la dernière phase cependant même les ouvriers, dont le pouvoir d’achat ne s’était pas érodé jusqu’à maintenant, commencent à souffrir gravement de la crise. Ils exigent maintenant d’être payés chaque jour, puis deux fois par jour. Ceux qui ne sont pas mariés consacrent de plus en plus de temps dans les files d’attente à essayer de se débarrasser de leur argent rapidement avant que les prix n’augmentent plutôt que de travailler. Les entreprises ferment de plus en plus leurs portes, faute de pouvoir acheter des matières premières nécessaires à l’étranger. Le troc d’objets hétéroclites peut difficilement se substituer à l’argent ; encore faut-il trouver le bon acheteur qui voudra d’un marteau ou d’un pneu. L’agitation sociale grandit alors que les industries mettent à pieds de plus en plus d’ouvriers. Les prix grimpent plusieurs fois par jour et il y a de moins en moins de gens qui sont intéressés à travailler pour un salaire qui ne suffira même pas à acheter du pain le soir même. L’économie devient complètement paralysée. Les agriculteurs refusent d’apporter leurs produits en ville contre des billets de banque dont ils n’ont que faire. Les denrées alimentaires comme le lait, le beurre et les œufs pourrissent dans les campagnes alors que la famine s’installe dans les villes. C’est l’effondrement.

Phase V: La rédemption. Le peuple est mûr pour accueillir une dictature ou un gouvernement autoritaire sans rechigner. La devise dévaluée est abandonnée et une devise convertible en or est réintroduite. Les rentiers ont perdu toutes leurs économies, le gouvernement renie toutes les promesses faites par les dirigeants précédents concernant les fonds de pension, les obligations, etc... Pour que l’économie puisse repartir, il faut que les créanciers acceptent leurs pertes et ne se fassent plus d’illusions. C’est seulement après cette étape que chacun peut recommencer à planifier pour le futur. Après la fin de la crise du mark en 1924, le pouvoir d’achat des ouvriers était revenu à ce qu’il était en 1914, bien en dessous de celui des ouvriers français. Ceux-là furent parmi les plus chanceux.

 

La Reichsbank


Avant et pendant la guerre, la banque centrale était partiellement contrôlée par un consortium de banques privées mais était malgré tout soumise au gouvernement. Son directeur à vie était nommé par le Kaiser. Les revenus de celle-ci étaient partagés entre les actionnaires et le gouvernement. Après la guerre les experts de la ligue des nations chargés de « guider » l’Allemagne vers un redressement économique voulurent que celle-ci passe aux mains de capital privé uniquement. Des années plus tard, Schacht, l’économiste qui mit fin à la crise, relate comment les alliés insistèrent pour que le président de la Reichsbank soit plus indépendant face au gouvernement:
« Le 26 mai 1922 la loi établissant l’indépendance de la Reichsbank et soutirant au chancelier toute influence que ce soit sur la conduite des opérations de cette banque fut promulguée.»[2].

 

Le rôle de la banque centrale dans le développement de la crise fut loin de celui d'un simple figurant. Rudolf Havenstein, le directeur de la Reiscshbank est généralement présenté comme un exécutant zélé dépassé par les événements. Une anecdote (difficilement vérifiable) veut même qu’il ait dit à un professeur d’économie en 1922 qu’il avait besoin de s’acheter un nouveau complet mais qu’il préférait attendre que les prix baissent.[3] Mais pour être zélé, Havenstein le fut: 132 usines furent mises sur pied afin d’imprimer de nouveaux billets, sans compter les locaux dont la banque disposait déjà. Vingt neuf entreprises fournissaient les plaques d’impression et trente usines le papier nécessaire [4]. Il trouva des méthodes de plus en plus ingénieuses pour favoriser les prêts bancaires à de grandes entreprises. Il ne fut jamais question de hausser les taux d’intérêt à un niveau supérieur à l’inflation. Alors que le taux d’inflation approchait déjà les 1000% par an en juin 1922, le taux d’intérêt annuel chargé par la banque centrale était toujours inchangé à 5%. En juillet il fut haussé à 6%, 7% en août, 8% en septembre[5]. En août 1923 ce taux d’intérêt (30% par an) n’était toujours qu’une faible fraction du taux d’inflation qui dépassait les 5000% sur une base annuelle pour la plupart des produits importants.

 

Mais pourquoi donc les banques opéraient-elles à perte se demandera-t-on ? La vérité est que les banques faisaient des affaires d’or, du moins avant l'effondrement final. En 1923 on en trouvait, en Allemagne, quatre fois plus qu’en 1914 [6]. Dans l'ancien système les banques auraient fait un profit en soustrayant les taux d’intérêt payés aux épargnants du taux d’intérêt chargé aux emprunteurs. Mais en 1922 il n’y avait tout simplement pas de déposants à long terme vu les taux d’intérêt ridicules. La Reichsbank se chargeait d’approvisionner les banques en monnaie fiat, c'est-à-dire des billets qui ne coûtaient pratiquement rien à imprimer. Les banques commerciales reprêtaient cet argent en demandant le taux d'intérêt qui leur paraissait le plus avantageux. Le volume colossal des emprunts contractés par les spéculateurs et les industries permettait aux banques de faire de profits malgré les faibles taux d’intérêt. Misant sur une baisse subséquente du mark, des spéculateurs pouvaient monter une société bidon, emprunter des marks, acheter des devises étrangères (ce qui faisait chuter le mark d’avantage) et vendre une faible fraction de leurs devises pour rembourser la banque quelques mois plus tard.

 

Pendant ce temps les emprunts contractés par le gouvernement et la Reiscshbank envers des millions de citoyens allemands pendant la guerre (des dizaines de milliards de marks en bonds de la victoire) perdirent pratiquement toute valeur.

La question des réparations de guerre


Contrairement à la France, qui finance en grande partie l’effort de guerre par un impôt, l’Allemagne a presque exclusivement recourt à des emprunts, surtout par le biais de bonds pendant la première guerre mondiale [7].« J’ai donné mon or pour du fer », « souscrivez aux emprunts de guerre », tels étaient les slogans amenés pour drainer les fonds des épargnants. [8] La situation financière de la république de Weimar est donc fragile et les discussions sur des réparations vont accentuer la méfiance des investisseurs étrangers. Avant la guerre, le dollar s’échangeait contre 4.2 marks[9] ; la valeur du mark ne cesse alors de décliner jusqu’au début de 1921 lorsque le cours du mark se stabilise à 60 marks pour un dollar. Le retour de la stabilité après l’écrasement de plusieurs insurrections communistes laisse croire aux investisseurs que l’Allemagne reprendra peut-être le rôle proéminent qu’elle occupait avant la guerre.

 

L’ultimatum de Londres de mai 1921 tombe comme un coup de masse. Les alliés exigent d’abord que l’Allemagne paie 2 milliards de marks-or en réparations (soit 740 tonnes d’or) annuellement jusqu’à concurrence de 136 milliards de marks-or ainsi que 26% de la valeur de ses exportations. Plusieurs économistes occidentaux, britanniques surtout, jugent ce montant démesuré et doutent que l’Allemagne soit en mesure de payer une pareille somme longtemps. Le premier paiement est fait en juin de la même année, mais le mark tient bon au départ. Entre janvier et juillet 1921, le mark demeure à peu près au même niveau par rapport au dollar, soit de 60 à 75 marks pour un dollar. Mais bientôt celui-ci piquera du nez sous l’assaut des spéculateurs, de l’expansion monétaire phénoménale encouragée par la Reichsbank et de la chute brutale des revenus provenant de l’impôt et de diverses taxes.

 

Le système d’impôt sur le revenu et de taxation allemand fait face à de nombreux défis. Pour répondre aux exigences alliées celui-ci soit être réorganisé de fond en comble ce qui amène beaucoup de confusion.

 

La population allemande, qui rejette l’accusation d’avoir la responsabilité du déclanchement de la guerre, est outrée des demandes alliées ; même si la moitié des impôts et taxes devrait normalement servir aux salaires des employés de l’état et l’autre moitié aux réparations, l’évasion fiscale devient presque un devoir patriotique pour certains. Les industriels qui le peuvent prennent des arrangements avec des clients à l’étranger ou des partenaires commerciaux pour que les produits vendus soient sous-facturés et que les produits achetés soient sur-facturés, du moins pour fin de falsification des livres comptables.[10] .
En fait même le plus honnête des entrepreneurs a maintenant le choix entre faire faillite et frauder le fisc. Hormis la taxe sur les profits des compagnies (Korperschaftssteuer), il existe une taxe incrémentale sur toute propriété acquise entre 1913 et 1919 (Vermogenszewach-steuer) et une autre taxe sur le capital (Notopfer) qui porte sur l’ensemble des avoirs de quelqu’un[11]. A ceci s’ajoute deux autres impôts, dont celui des particuliers. Mais comme les prix montent rapidement, il en va de même pour les salaires ce qui fait que les taux d’imposition calculés pour des tranches de revenu et un pour un pouvoir d’achat prédéterminé finissent par s’appliquer à des contribuables dont le pouvoir d’achat est en fait devenu beaucoup moindre. L’évasion fiscale devient la norme plutôt que l’exception ; les peines de prison et les amendes ont de moins en moins un pouvoir de dissuasion. Après l’instauration de la taxe sur les capitaux, certains parmi les allemands les plus fortunés se livrent à une orgie de dépenses somptueuses pour laisser le moins d’argent possible au fisc. D’autres misent sur le décalage entre le moment où il y a évaluation de la propriété foncière et le moment où les taxes sont payables. Mais assez souvent et, faute de liquidités, le paiement des impôts prend du retard. Les revenus du gouvernement plongent : En juillet 1922, à peine 4% des dépenses de celui-ci étaient-ils couverts par les impôts normaux.[12] En octobre 1923, le taux de couverture n’était plus que de 1%.[13]

 

Le rôle des spéculateurs ne peut pas non plus être passé sous silence. On comprend que lorsqu’une devise est soumise à des variations majeures dans un cours laps de temps, ceux qui ont accès au capital y voient une occasion en or d’engranger un profit rapide. Une technique, la vente à découvert, permet de miser sur une chute rapide du mark. En gros il s’agit de vendre sur le marché international des marks que le spéculateur n’a pas encore en sa possession. Le spéculateur empoche l’argent en devises étrangères et se doit de fournir les marks uniquement lorsque l’acheteur a besoin de ceux-ci. Si le mark continue de chuter, le spéculateur empoche la différence, si celui-ci monte, le spéculateur encaisse une perte nette. Mais lorsque le nombre de spéculateurs, ou le capital dont dispose certains d’entre eux devient très important, la vente à découvert aura un impact en faisant chuter la valeur du mark plus vite encore. La banque centrale allemande facilita d’une certaine façon leur tâche. Hugo Stinnes, un magnat de l’industrie qui fit fortune pendant la période d’hyperinflation admit candidement que le point de rupture qui amena la descente aux enfers du mark se produisit en août 1921 lorsque Mannheimer de la banque Mendelssohn fut envoyé en Angleterre par Rudolf Havenstein pour acheter des devises étrangères au nom de la banque centrale « à n’importe quel prix ». L’Allemagne était, selon Havenstein, à court de devises étrangères. Dès ce moment les spéculateurs étrangers, qui retenaient prudemment leurs marks, se mirent à vendre. Les banques allemandes, au nom de leurs clients et d’industriels, allèrent plus loin et ne se mirent pas seulement à vendre leurs marks mais aussi à spéculer.[14] Henry Hazlitt remarque que:[15]

«  Au premier stade de l’inflation, le pourcentage d’augmentation des prix internes fut plus grand que le pourcentage de dépréciation du mark sur les marchés extérieurs. Mais pendant la plus grande période où l’inflation sévit, et ce, jusqu’en 1923, la valeur de la dépréciation du mark sur le marché des changes excéda largement le taux d’inflation à l’intérieur du pays.

 

En octobre 1921 les perspectives étaient plutôt sombres ; même si les 15 nouveaux systèmes de taxation prévus permettaient d’obtenir les recettes attendues, cela suffirait à peine à payer les réparations de guerre ; il ne resterait rien pour les autres dépenses de l’état.[16]

 

Le consul général britannique à Cologne, Paget Thurstan, écrit le 23 novembre 1921 que les magasins étaient pris d’assaut chaque jours par une foule d’acheteurs et que par mesure de précaution beaucoup de ceux-ci fermaient leurs portes une bonne partie de la journée.[17]

«  Il n’est pas rare de voir des queues se former à l’extérieur des magasins alors que les gens attendent que ceux-ci ouvrent de nouveau. Il est évident que les articles offerts disparaîtront rapidement et que le remplacement de ceux-ci provoquera une hausse substantielle des prix. En effet, on assiste à un phénomène étrange où les articles en gros sont vendus aux commerçants à un prix qui excède pratiquement par 100% le prix de détail demandé par ceux-ci. Tant et aussi longtemps que de telles conditions existent, il ne peut y avoir aucune limite à la hausse du coût de la vie et les accords conclus entre syndicats et patrons sur des hausses de salaires sont toujours éphémères. »

L’Autriche fait face à une situation semblable, souvent pire que celle de l’Allemagne. Le 2 décembre 1921 des émeutes éclatent à Vienne. 30,000 pillards saccagent des épiceries, des restaurants et des cafés.

 

Pendant ce temps ceux qui ont de l’argent en réserve trouvent une nouvelle façon de mettre celui-ci en sécurité ; ils achètent des actions à la bourse. Quelles que soient les dividendes de celles-ci, l’afflux d’argent provenant des épargnants permet le développement d’une bulle spéculative, parfois même d’un accroissement réel de la valeur de celles-ci. Mais en 1922 le taux d’inflation supplantera le taux de croissance nominal des actions.

 

La hausse du coût de la vie accentue le malaise social. Au début de février 1922 une importante grève des employés du secteur public paralyse Berlin[18]. Les transports publics sont inutilisables et l’eau potable devient rare. Toutes ces grèves ont un impact sur le transport des ouvriers et des marchandises ; plus la production devient aléatoire et plus les prix montent.

 

La société devient de plus en plus divisée ; les consommateurs blâment les commerçants, les ouvriers leurs patrons, à peu près tout le monde s’entend pour blâmer les réparations de guerre à payer et les spéculateurs. Pour l’Allemand moyen, ce n’est pas le mark qui s’enfonce à cause d’une surimpression de billets, c’est le dollar qui monte trop. Mais certains tirent mieux leur épingle du jeu que d’autres; le fait d’avoir des parents ou des amis à l’étranger qui peuvent envoyer des devises fortes devient un atout important. Certains se spécialisent dans l’import-export ; des manteaux de fourrure, de l’argenterie, des articles de luxe sont achetés à un prix ridicule et échangés contre des pommes de terre ou des denrées de base avant d’être expédiés à l’étranger. Le désespoir des rentiers ou de certaines couches de la population est total. Schacht mentionne dans ses mémoires une anecdote corroborant celles que Fergusson amène ça et là dans son ouvrage concernant l’hostilité croissante de la population envers les Juifs, particulièrement les Juifs d’Europe de l’Est. A cause de leur expérience, ou leur habilité dans le commerce ou la finance, ou encore les relations qu’ils entretiennent à l’étranger, ces immigrants de fraîche date qui n'avaient pas un sou en poche font souvent de l’argent rapidement et étalent fièrement leur nouvelle richesse ce qui enrage la population qui ne cesse de s’appauvrir.[19]

 

Faisant face à la colère populaire, Rathenau et Wirth dénoncent les réparations de guerre comme la cause de tous les malheurs. En fait si les réparations constituent 76% du déficit budgétaire en 1921 elles comptent pour 42% du budget de l’état. En 1922 cette proportion passe à 46% et 29% respectivement. En 1923, lors de l’occupation de la Rurh, l’Allemagne est tellement exsangue que les réparations (partiellement payées) ne forment plus que 15% du déficit, qui est pratiquement égal au budget.[20]

 

Aussi absurde que puisse devenir la situation, l’élite politique allemande ne souhaite pas l’arrêt de l’impression de marks. Il n’y a pas de conflit entre le directeur de la Reichsbank et la classe politique. Au début, lorsque l’inflation est en deçà de 100% par an, parce que cela permet d’éliminer le chômage et de rendre les produits allemands plus compétitifs, par la suite, parce que chacun craint l’agitation sociale et les émeutes qui surviendront si la Reichsbank cesse d’imprimer des billets pour satisfaire à la demande de la population. De toute façon le gouvernement n’est-il pas pris avec un effondrement des revenus de taxation et un déficit croissant qu’il ne peut que financer en empruntant de la monnaie fiat à la Reichsbank ? La situation est grotesque au sens où le gouvernement allemand se considère gagnant puisque les emprunts contractés le sont dans une monnaie à rembourser qui ne vaudra qu’une fraction de sa valeur un an plus tard, mais comme la Reichsbank a le pouvoir d’imprimer des billets à volonté même les 5 ou 6% d’intérêt chargés finissent par faire un profit plus qu’acceptable.

 

L’assassinat de Walter Rathenau par un groupe d’extrême droite le 24 juin 1922 fait piquer le mark du nez plus rapidement encore. Ancien ministre de la reconstruction et ministre des affaires étrangères, il est chargé de négocier les réparations à payer. Pour les milieux ultranationalistes qui considèrent que la « juiverie internationale » a fait main basse sur la jeune république de Weimar, Rathenau représente tout ce qu’ils peuvent détester.
La spirale inflationniste s’accentue pendant les derniers mois de 1922 ; l’Allemagne est entrée dans un cercle vicieux ou la Reichsbank imprime des billets ayant une valeur nominale de plus en plus élevée pour faire face à la demande croissante engendrée par le crédit facile ou les hausses de salaires, ce qui alimente l’inflation d’avantage. Un observateur étranger parle d’un chien qui tourne en rond afin de rattraper sa queue. Des magasins commencent maintenant à couper du personnel puisque les profits réels de ceux-ci déclinent, faute d’acheteurs ayant suffisamment d’argent. L’effet cumulatif de la mauvaise allocation de capital, soit la tendance des industries à produire des biens ne correspondant pas aux besoins réels de la population se fait sentir. Pour la première fois depuis longtemps le chômage réapparaît. Des entreprises qui avaient pris de l’expansion et croyaient opérer à profit réalisent maintenant que l’érosion du mark les faisait opérer à perte. Beaucoup de coûts d’opération futurs avaient été sous-estimés. Les effets pervers de l’hyperinflation empêchaient toute planification rationnelle ; il ne faut pas confondre « vigueur économique » avec fièvre.

 

En novembre 1922 l’Allemagne était en ébullition ; les syndicats affiliés au parti communiste déclanchaient des grèves de plus en plus fréquentes pour exiger des augmentations de salaire. Chaque nouvelle grève amenait à une perturbation de la production normale, quand elle ne mettait pas en faillite certaines industries. Chaque effondrement de la production accentuait la spirale inflationniste. Les émeutes et le pillage des commerces ajoutaient de l’huile sur le feu. En décembre 1922, les actions, qui avaient vu leur valeur réelle grimper au cours de l’année 1922, commençait à décliner maintenant, du moins en « marks-or » d’avant guerre. Pendant longtemps la faiblesse du mark a favorisé les exportations allemandes, aucun pays d’Europe ne pouvant offrir des produits manufacturés aussi abordables. Mais l’impossibilité pour un nombre croissant d’industriels de payer le prix des matières premières importées fait que la quantité exportée n’est plus que le tiers de ce qu’elle fut avant la guerre.[21] Pour beaucoup d’entreprises les opérations quotidiennes deviennent de plus en plus critiques puisque dépendamment de la date de livraison, le prix facturé pour un produit peut monter de façon illimitée. Les acheteurs/vendeurs sont constamment engagés dans une correspondance empreinte d’hostilité avec des clients ou des fournisseurs.

 

L’occupation de la Ruhr


Le 22 novembre 1922 le nouveau chancelier Wilhelm Cuno demande à la France une suspension de deux ans des clauses du traité de Versailles concernant le paiement des réparations afin de stabiliser le mark. Cuno espére que l’opinion internationale, aux Etats-Unis et en Grande Bretagne, ferait changer d’idée Poincaré. Mais la France oppose une fin de non recevoir et le 11 janvier 1923 des troupes belges et françaises occupent le bassin industriel de la Ruhr afin de forcer l’Allemagne à livrer les poteaux télégraphiques et le charbon qui lui sont dus. Dans les faits la plus grande partie des livraisons avait déjà été effectuée par l’Allemagne, le président Poincaré cherche un prétexte pour encourager le séparatisme dans cette région.

 

Le chancelier Cuno décrète aussitôt la résistance passive; pour une rare fois l’union sacrée de tous les partis politiques se fait en Allemagne. La Ruhr fournit alors 80% du charbon dont l’Allemagne a besoin. Les ouvriers de la Ruhr refusent de travailler, certains industriels préfèrent se faire arrêter et emprisonner plutôt que de collaborer avec les français ; il n’y a plus de conflits de classe. Les cheminots ne sont pas en reste. La réaction française est brutale : état de siège, interdiction d’envoyer du charbon vers le reste de l’Allemagne, établissement d’une frontière douanière à l’intérieur de l’Allemagne, congédiement et expulsion de dizaines de milliers de travailleurs et remplacement de ceux-ci par des travailleurs français amenés sur place. Le général Degoutte est en pays conquis ; en tout, 147,000 Allemands seront expulsés de sa zone pendant l’occupation[22], 376 seront tués et 2,000 blessés. Des affiches apparaissent un peu partout en Allemagne pour appeler les gens à soutenir leurs frères qui vivent sous occupation. On organise des collectes de vêtements et de nourriture; les Allemands doivent maintenant se cotiser pour soutenir les chômeurs de la Rhénanie occupée, dont la population forme près de 10% de la population allemande. Des chansons patriotiques sont entonnées dans les cafés, les restaurants et les brasseries. Les livraisons de charbon vers le reste de l’Allemagne s’écroulent, mais la population s’est jurée de tenir bon. Les arrestations se multiplient et des ouvriers sont tués par les troupes françaises lors de manifestations à Essen. Albert Leo Schlageter, un militant d`extrême droite est condamné à mort et exécuté pour le sabotage des lignes de chemin de fer permettant l’expédition de charbon vers la France. Il devient un héros à travers toute l’Allemagne.

 

Mais l’occupation de la Ruhr finit par coûter plus cher à la France qu’elle ne lui rapporte ; le sabotage est tellement important que les livraisons de charbon vers celle-ci ne sont plus que sporadiques alors que les réparations ne sont plus versées. Le franc pique du nez. Mais le reste de l’Allemagne souffre de plus en plus ; il n’est pas rare voir de voir des rentiers sans support familial mourir de faim. Les touristes, qui aimaient traverser la frontière et profiter de leur pouvoir d’achat en devises étrangères pour chasser les aubaines n’osent plus se montrer de peur de se faire rosser. Malgré l’effondrement des conditions de vie, le gouvernement de Cuno ne peut plus reculer sans perdre la face. Le rythme de l’inflation s’accélère alors que le gouvernement allemand finance maintenant pratiquement tout son budget par des emprunts massifs auprès de la Reichsbank. Pour torpiller les initiatives françaises poussant au séparatisme, il veut se montrer solidaire des Allemands de la zone occupée et continuer de payer leurs salaires, même si le reste de l’Allemagne ne reçoit plus rien de la Ruhr.

 

Au début de l’été 1923 l’inflation atteint environ 250% par mois. Des communes et des villes ont commencé à imprimer leur propre monnaie, échangeable contre un poids fixe de patates ou de seigle. Des usines de souliers payent leurs travailleurs avec des bonds échangeables en souliers qui sont parfois échangeables dans une boulangerie contre du pain. Des histoires circulent à propos de clients qui ont laissé une brouette pleine de marks à l’extérieur d’une boulangerie pour aller négocier le prix d’une baguette de pain et découvert en sortant que quelqu’un avait volé la brouette et jeté les liasses de marks par terre.

 

Le manque de souplesse du système de troc improvisé fait suffoquer de plus en plus les entreprises. Le chômage croit maintenant rapidement. De 3.5% en juillet, il monte à 9.9% en septembre, 19.1% en octobre, 23.4% en novembre 1923.[23]

 

Pour la première fois les syndicats ne demandent plus des hausses de salaire mais plutôt que les ouvriers soient payés en marks-or ou en devises étrangères, et pour cause : La logistique derrière les prélèvements de cotisations syndicales est devenue un véritable cauchemar. Bien entendu il est impossible à la plupart des entreprises de satisfaire à ces demandes. Beaucoup d’agriculteurs, jusqu’ici épargnés par la crise, commencent à s’inquiéter. Il leur faut tout de même acheter des fertilisants et du carburant importé. Au mois de septembre les prix doublent après quelques jours seulement. Joseph Addison, conseiller de l’ambassade britannique à Berlin, constate qu’en Bavière la nourriture est abondante dans les campagnes alors que la famine s’installe à Munich. Mais il est incapable d’acheter des oeufs chez un fermier avec ses liasses de marks, se faisant dire : « On ne veut pas des confettis juifs de Berlin ici! » [24]

 

La situation se dégrade encore en septembre ; même en offrant des billets valant des centaines de millions de marks chacun, les planches à billets ne fournissent plus à la demande. La proclamation du 19 septembre qui menace de un mois de prison et d’une amende sans plafond toute personne qui accumule des stocks de nourriture ou de devises, ou qui ne paye pas ses taxes, ou qui nuit à la distribution de la nourriture dans les villes en n’y apportant pas ses produits est sans effet ; tout le monde avait appris à constituer des stocks, à ne pas payer ses taxes, y compris les ministres du cabinet. Il ne manquait qu’un seul élément : Une monnaie pour favoriser les échanges. La question de la Ruhr est maintenant devenue un cauchemar ; l’Allemagne ne peut plus se permettre l’épreuve de force avec la France, le chancelier Stresemann capitule le 23 septembre en ordonnant la fin de la résistance passive. La Bavière s’agite maintenant; craignant une guerre civile, Stresemann suspend sept articles de la constitution, déclare l’état d’urgence et donne des pouvoirs exécutifs quasi dictatoriaux à Gessler, le ministre de la défense. Ironie du sort, l’Allemagne devient pour quelques mois une dictature militaire de droite sous un gouvernement socialo-centriste.

 

Pendant ce temps en Bavière, un caporal autrichien démobilisé harangue les foules dans sa croisade anti-juive et rassemble maintenant des milliers de personnes lors de meeting où il dénonce pêle-mêle la république de Weimar, les réparations associées au traité de Versailles, les spéculateurs, les banquiers et la finance internationale, les communistes. Croyant l’Allemagne mûre et prête à l’accueillir en sauveur il s’apprête lui aussi à tenter sa chance dans quelques jours afin de saisir le pouvoir. Son coup d’état échouera et il lui faudra attendre 9 ans de plus.

 

La rédemption


Le mark dégringole maintenant à une vitesse vertigineuse. Le prix du pain double tous les trois jours, soit un taux d’inflation annuel de 12 000%. En ce mois d’octobre 1923 l’Allemagne se dirige vers une famine généralisée dans les villes si aucune solution n’est trouvée. Un billet de tramway coûte maintenant un milliard de marks. Les communes et des exploitations d’urgence émettent leurs propres « bons d’urgence » que la Reischsbank accepte d’encaisser comme s’il s’agissait de billets légaux, sans savoir combien ont été émis.[25]. L’Allemagne pouvait difficilement revenir à une monnaie basée sur un poids prédéfini d’or par mark ; il ne lui restait plus assez d’or pour supporter une telle monnaie. Mais Rudolf Havenstein, qui était maintenant en conflit avec le nouveau gouvernement, refusait de démissionner; pour lui la question des réparations devait être réglée avant toute discussion sur un changement de politique monétaire, ce que la France refusait. Tentant de justifier sa politique par des raisonnements « scientifiques » de nature économique, Havenstein (tout comme certains économistes d’aujourd’hui avec leurs « stimulus » basés sur des déficits budgétaires !) semblait croire qu’en réessayant 20 fois la même politique qui avait toujours échoué celle-ci finirait par marcher un jour.

 

Le Dr Luther, ministre des finances, se cherchait quelqu’un pour court-circuiter le président à vie de la Reichsbank. Mais les kamikazes ne se bousculaient pas. L’un des candidats approchés lui déclara même qu’il était prêt à accepter le nouveau poste de « commissaire du Reich à la monnaie ».... une fois que la monnaie serait stabilisée! [26]

 

Luther approcha par la suite un économiste de la Danat-Bank, Hjalmar Schacht. Celui-ci avait fait ses preuves dans le milieu mais il était totalement inconnu du public. Luther le rassura en lui disant que le commissaire du Reich aurait les pleins pouvoirs dans toutes les questions de monnaie et de crédit et bénéficierait d’une liaison directe avec le gouvernement, sans passer par les ministères. Le Dr Schacht ne posa plus qu'une condition: Que sa secrétaire soit engagée et le suive. Comme le salaire offert pour celle-ci n'était que de 200 marks-or, soit trois fois moins que ce qu'elle ne gagnait à la Danat-Bank, Schacht demanda au Dr Luther de lui faire verser son salaire pour compenser la différence et travailla donc de façon bénévole pendant les premiers mois.[27] Il avait maintenant les mains libres pour tenter de rescaper l’économie de son pays par le biais du RentenMark. Dix jours après la nomination de Schacht le cabinet Stresemann était renversé et remplacé par le cabinet Marx mais Schacht gardait son poste.

 

En théorie le nouveau mark, le RentenMark, devait avoir une valeur fixe, immuable de 1 mark-or (ceux de 1914), mais la seule garantie d’échange de celui-ci était l’ensemble de la propriété foncière en Allemagne. On pouvait ainsi convertir n’importe quand un nombre déterminé de Rentenmarks en titres hypothécaires d’un montant égal. C’était un coup de bluff, car s’il était relativement facile en 1913 pour un allemand d’accumuler assez de marks pour les échanger, à taux fixe, contre une pièce d’or dans une banque, Schacht aurait bien été dépourvu si les détenteurs de Rentenmarks avaient voulu échanger ceux-ci contre quelque chose de plus tangible. Mais l’idée de base était d’envoyer un message comme quoi seule une quantité limitée de Rentenmarks serait mise en circulation. Pendant que les nouveaux Rentenmarks étaient imprimés, les anciens marks continuaient d’être imprimés par la Reichsbank.

 

Le 20 novembre 1923 deux événements majeurs se produisirent. Tout d’abord le président à vie de la Reichsbank, Rudolf Hasvenstein, eut l’excellente idée de mourir d’une crise cardiaque. Lui et Schacht n’auraient donc pas à croiser le fer au cours des prochains mois. Deuxièmement le dollar atteignit le cours officiel de 4,200,000,000,000 marks (quatre trillions deux cents milliards), alors qu’il valait 4,2 marks or avant la guerre. Il fut dont décidé que le cours immuable du RentenMark serait de 1 mark-or, c'est-à-dire que un million de millions de marks papier équivalaient à 1 RentenMark. Ceci simplifierait de beaucoup les calculs, d’autant plus que le grand public se rappelait à peu près à quoi équivalaient les prix des produits alimentaires en marks-or de 1914. Sans cela il eut fallu que les travailleurs, les commerçants, leurs clients passent par une douloureuse phase de redécouverte du « prix juste » à demander ou à offrir, soit le prix qui représente les heures de travail que quelqu’un veut bien échanger contre les heures de travail de quelqu’un d’autre. Une phase comme celle-là peut être longue et se fait par essais/erreurs, à tâtonnement, mais c’est justement ce que les allemands avaient fait au cours des décennies et des siècles précédents avec l’ancienne monnaie. A défaut de pouvoir retourner immédiatement au statut de 1914, les Allemands avaient au moins une idée des ratios respectifs concernant les prix et les salaires.

 

Dès le départ le RentenMark n’avait été conçu que comme une monnaie temporaire destinée à être remplacée par le ReichMark un an plus tard. Mais il fallait le stabiliser à tout prix pour que le scénario prévu se déroule. Deux ennemis extérieurs pouvaient mettre à mal cette stabilité: le marché noir et les bons d’urgence.

 

Ces bonds, émis par de nombreuses communes allemandes ainsi que des entreprises privées, circulaient librement et étaient acceptés par les banques au même titre que le mark. Mais un nombre inconnu de ceux-ci « flottaient » dans l’économie. De surcroît, rien ne garantissait que les entreprises et les communes n’allaient pas continuer à en émettre pour payer leurs dépenses. La mort de Havenstein et le vacuum à la direction de la Reichsbank facilitèrent la tâche de Schacht ; il obtint de celle-ci que la Reichsbank refuse d’accepter ces bons comme une monnaie légale. Les protestations fusèrent de partout, particulièrement en Rhénanie-Westphalie. Les communes qui avaient fait des commandes et entrepris des investissements dans l’espoir de payer ceux-ci en bons d’urgence se voyaient acculées au pied du mur. Une réunion houleuse eut lieu le 25 novembre à Cologne entre des dirigeants d’industries et de commune d’une part et le Dr Schacht d’autre part. Malgré l’atmosphère tendue et les doléances amenées pendant trois heures, Schacht demeura inflexible. Même si cette politique de refus lui attirait des ennemis et risquait de mettre en faillite plusieurs des participants, Schacht estimait que tout compromis auraient des conséquences encore pires et vouerait sa réforme monétaire à un fiasco.[28]

 

Les spéculateurs faisaient aussi peser une lourde menace sur le RentenMark. Mais Schacht ne fit pas de représentations auprès du gouvernement pour que les lois soient durcies ou que les contrôles soient resserrés afin de les dissuader; il savait la chose futile. Au contraire, le Dr Schacht voulait jouer au poker avec les spéculateurs pour les saigner à blanc et les terroriser afin qu’ils n’osent plus jamais se mettre sur son chemin.

 

L’achat et la vente de devises par contrats se faisaient le jour et le règlement n’intervenait qu’en fin de mois. Durant les derniers jours de novembre, le cours du dollar monta jusqu’à 12 trillions de marks au marché noir, soit près de 3 fois la valeur officielle fixée quelques jours plus tôt. La Reichsbank fut soudainement submergée de demandes de crédit à la fin de novembre. Schacht en conclu qu’un grand nombre de spéculateurs manquaient d’argent pour faire face à leurs obligations de fin de mois.

 

Les Rentenmarks ne portaient pas la mention « ce billet a cours légal » (ce que les américains appellent legal tender) et, contrairement aux monnaies officielles en circulation, personne n’était obligé de les accepter comme moyen de paiement, mais les spéculateurs n’avaient pas porté attention à cette particularité.

 

D’habitude, la Reichsbank accordait toujours des prêts à ceux dont le dossier de crédit était excellent. Cette fois ci elle refusa toutes les demandes. Par contre elle se déclara prête à acheter n’importe quelle quantité de marks papier, mais au cours officiel du 20 novembre, soit 4.2 trillions de marks pour un dollar. De nombreux spéculateurs qui étaient maintenant à court de liquidité après avoir acheté des dollars au taux de change du marché noir (12 trillions par dollar) n’avaient plus d’autre choix que d’échanger ceux-ci au taux officiel, encaissant une perte nette de 7.8 trillions de marks par dollar. [29]

 

Les méthodes du Dr Schacht avaient du bon mais aussi du mauvais à court terme. Elles condamnaient de nombreuses entreprises qui s’étaient développé dans une économie parallèle à mourir faute de crédit. Le taux de chômage, déjà à 23.4% en novembre, grimpa d’avantage à 28.2% en décembre. Mais pour Schacht trop d’entreprises allemandes avaient axé leur production et leurs prévisions en fonction de besoins qui n’existeraient plus si la monnaie était stabilisée. D’un autre coté les agriculteurs se sentirent rassurés et pressentaient qu’un changement profond s’était opéré dans la politique monétaire. Ils acceptèrent graduellement le RentenMark comme moyen de paiement et la famine fut évitée dans les villes. Sans surprise, il fut nommé à la fin de décembre comme président à vie de la Reichsbank par le président du Reich, Friedrich Ebert, ce qui fut très mal reçu par le conseil d’administration de celle-ci.[30]Tout comme aujourd'hui le crédit facile permettait aux banques d'engranger des profits records et de se multiplier; de toute évidence les politiques de Schacht pouvaient le mettre en conflit avec les banques gérées par les membres du conseil de la Reichsbank. Schacht cumulait maintenant les deux fonctions de commissaire à la monnaie et président de la Reichsbank, ce qui simplifiait les choses. Il ne chôma pas; pour stabiliser la nouvelle monnaie il obtint un prêt de Montagu Norman de la banque d’Angleterre à un taux plus qu’avantageux. Après deux mois le taux de chômage commença à dégringoler alors que l’économie reprenait vie. Les émeutes tant redoutées suite à une contraction du crédit ne se produisirent pas.Tranquillement les anciens patrons acculés à la faillite par l’hyperinflation, voir même les ouvriers qualifiés et les professionnels au chômage reprenaient contact avec d’anciennes connaissances d’affaires et tentaient de reconstruire leur vie ou leur entreprise autour de la nouvelle monnaie. Au moins était-il plus facile de planifier maintenant.

 

Schacht devint une célébrité après deux mois seulement. Personne n’avait cru possible de mettre fin à la crise inflationniste. Des journalistes américains se pressaient pour obtenir une entrevue de lui et durent se rabattre sur sa secrétaire.
-«Que faisait-il ?»
-«Il s’assoyait sur sa chaise dans un petit local sombre et il fumait.»
-«Lisait-il des lettres ?»
-«Non, il ne lisait pas de lettres. Mais il téléphonait souvent un peu partout en Allemagne et à l’étranger pour discuter de questions relatives à la devise. Et il fumait. Nous ne lisions pas tellement à ce moment, nous revenions chacun à la maison par le dernier train de banlieue le soir en troisième classe. Mais à part de ça il ne faisait rien. » [31]

 

Mais le RentenMark n’était pas encore stabilisé pour de bon. Pendant de l’absence de Schacht, qui était parti à l’étranger pour discuter des réparations, une attaque de spéculateurs contre le RentenMark commencée en février 1924 fit perdre à celui-ci 15% de sa valeur. L’ampleur de cette dépréciation était considérable, quoi qu’elle n’eu rien en commun avec l’ampleur observée à l’époque de l’hyperinflation. Schacht pouvait ou bien laisser faire les choses et espérer que tout s’arrange sans intervention, ou faire la guerre aux spéculateurs et faire des victimes collatérales. Les profits énormes qu’avaient faits les spéculateurs entre 1920 et 1923 en pariant contre le mark étaient tels qu’il y avait une attraction irrésistible à recommencer à la moindre occasion. Même si l’économie allemande était beaucoup moins vulnérable qu’en novembre, Hjalmar Schacht jugeait qu’il s’agissait d’une bombe à retardement.

 

La façon normale d’enrayer une perte de confiance dans la monnaie était de hausser les taux d’intérêt graduellement pour attirer les capitaux étrangers. Mais Schacht considérait qu’une telle méthode avait toutes les chances d’échouer dans ce cas. Pour lui trop de spéculateurs risquaient encore de vouloir vendre à découvert ou emprunter à la Reichsbank. Une hausse de 3 ou 4% des taux d’intérêt n’avait aucune chance de décourager un spéculateur qui espère un gain rapide de 30 ou 40%. Le 7 avril 1924 il ordonna de refuser tout nouveau crédit, quelle que soit la solvabilité de l’emprunteur.[32] C’était comme tirer à coups de canon contre une souris dans un magasin de porcelaine. Schacht n’ignorait pas que de nombreuses entreprises qui avaient besoin de capitaux pour des motifs non reliés à la spéculation seraient frappées de plein fouet, mais il préférait avoir la réputation de quelqu’un qui roule sur les blessés plutôt que celle d’un pleutre. La nouvelle provoqua une terreur panique dans l’économie. Les milieux économiques furent unanimes pour considérer Schacht comme le « bourreau de l’économie allemande », une telle mesure était sans précédent. Mais Schacht recherchait avant tout un effet psychologique. Au cours des semaines qui suivirent, le seul assouplissement à sa politique consista à prêter sélectivement à un petit nombre d’entreprises au fur et à mesure que des prêts étaient remboursés. Mais le volume total des prêts demeura constant. Les résultats furent spectaculaires, du 7 avril au 3 juin 1924, 880 millions de marks en devises entrèrent dans les caisses de la Reichsbank. C’était la première fois depuis 1914 où Reichsbank était maintenant en mesure d’accéder aux demandes en devises qui lui étaient faites ; à l’époque de l’hyperinflation celle-ci ne pouvait même pas accéder à 1% des demandes.[33] Hjalmar Schacht était maintenant en mesure de lâcher du lest et mettre fin à ces mesures draconiennes. Il n’y eut plus jamais d’attaques spéculatives contre le mark au cours des années suivantes, soit tant que Hjalmar Schacht fut à la tête de la Reichsbank.

 

L’économie allemande était encore lourdement hypothéquée par les réparations, mais au moins le pire de la crise était derrière. Il devint soudainement impossible aux entrepreneurs d’emprunter de l’argent à volonté pour prendre de l’expansion; pour la premières fois les taux d’intérêt réels à payer étaient positifs (supérieurs à l’inflation) plutôt que négatifs. Pour la première fois aussi ces compagnies furent obligées de payer des taxes après le resserrement des contrôles. Des stocks énormes de fer et de charbon invendus s’accumulaient dans la Ruhr. Les mines les moins productives fermèrent les unes après les autres, les travailleurs durent se trouver un autre emploi dans l’agriculture, la construction ou la production de biens de consommation. Hugo Stinnes, le puissant magnat qui s’était enrichi de façon colossale pendant la période d’hyperinflation mourut alors que son empire s’effondrait. Jusqu’à la fin il avait misé fanatiquement sur l’avenir du charbon et du fer. Les groupes industriels qui avaient refusé de succomber aux sirènes de l’expansion pendant la dépréciation du mark, Krupp, Thyssen, Gelsenkirchen, réussirent à s’en sortir. Ceux qui avaient profité le plus de la période d’hyperinflation et grossi démesurément comme les groupes Sichel et Kahn s’effondrèrent. [34]

 



































































































































































































































































Notes

1
Henry Hazlitt Lessons of the German Inflation, December 1976,Volume: 26, Issue: 12 http://www.thefreemanonline.org/featured/lessons-of-the-german-inflation/
2
Stephen Zarlenga, Germany's 1923 Hyperinflation: A "Private" Affair ,citant Hjalmar Schacht, Stabilizing the Mark, London, George Allen & Unwin, 1927 p 116 et 50 http://www.wintersonnenwende.com/scriptorium/english/archives/articles/hyperinflation-e.html
3
http://www.24hgold.com/english/contributor.aspx?contributor=Julian%20D.%20W.%20Phillips&article=1192403524G10020
4
Harold JamesU.S. Economy Looks Like Weimar on the Brink, The Washington Independant http://washingtonindependent.com/2345/us-economy-looks-like-weimar-on-the-brink
5
Henry Hazlitt Lessons of the German Inflation, December 1976,Volume: 26, Issue: 12 http://www.thefreemanonline.org/featured/lessons-of-the-german-inflation/
6
Ibid
7
Adam Fergusson When Money Dies: The Nightmare of the Weimar Collapse, p.6 Londres 1975 Déclaration de Helfferich mars 1915
8
Hjalmar Schacht Mémoires d’un magicien, v.1 (de Bismarck a Poincaré), p.137 Amiot Dumont, Paris 1954
9
http://www.history.ucsb.edu/faculty/marcuse/projects/currency.htm#tables
10
Adam Fergusson When Money Dies: The Nightmare of the Weimar Collapse, p.28 Londres 1975
11
Adam Fergusson When Money Dies: p.27
12
Fergusson, p.88
13
Henry Hazlitt Lessons of the German Inflation, http://www.thefreemanonline.org/featured/lessons-of-the-german-inflation/
14
Fergusson, p.23
15
Henry Hazlitt Lessons of the German Inflation, http://www.thefreemanonline.org/featured/lessons-of-the-german-inflation/
16
Fergusson, p.29
17
Fergusson, p.33
18
Fergusson, p.40
19
Fergusson, Anecdote concernant Judith List-Owel p.137. Aussi Schacht, Mémoires d’un magicien, p.168
20
http://econc10.bu.edu/Ec341_money/Papers/Hubbard_paper.htm
21
Fergusson, p.73
22
Fergusson, p.76
23
Henry Hazlitt Lessons of the German Inflation, December 1976,Volume: 26, Issue: 12 http://www.thefreemanonline.org/featured/lessons-of-the-german-inflation/
24
Fergusson, p.106
25
Hjalmar Schacht Mémoires d’un magicien, v.1 (de Bismarck a Poincaré), p.167 Amiot Dumont, Paris 1954
26
Schacht, p.180
27
Schacht, p.183
28
Schacht, p.185-186
29
Schacht, p.187
30
Schacht, p.191
31
Fergusson, p.123
32
Schacht, p.215
33
Schacht, p.217
34
Fergusson, p.134
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