La Crise Grecque: Autopsie d’une Crise Financière

«  « C’est une bonne chose que les gens de cette nation ne comprennent pas le fonctionnement de notre système bancaire et monétaire parce que si c’était le cas, je crois qu'il y aurait une révolution avant demain matin » -Henry Ford

  La crise financière qui frappe la Grèce n’a été que le prélude à une série de crises qui frappent et continueront de frapper les divers pays d’Europe. Derrière l’écran de fumée des différents « plans de sauvetage » soi-disant mis en place pour apporter une solution à la crise, on trouve les mêmes acteurs qui se profilent et tirent les ficelles. Qu’il s’agisse de l’Espagne, de l’Italie ou bientôt de la France, l’explication est malheureusement beaucoup plus simple que ce qu’un certain matraquage ne veut le laisser croire.

A l’origine, on retrouve un mélange explosif de corruption, de confiance aveugle de la population envers ses élites, mais surtout de la substitution du capitalisme de copinage au capitalisme traditionnel. Il y a encore 30 ans, les banques et les institutions financières ne prêtaient qu’à des clients solvables et s’assuraient que ceux-ci disposent d’un collatéral suffisant de peur de perdre leur mise initiale. Aujourd’hui, dans tous les pays occidentaux, ces institutions sont interdépendantes et peuvent compter sur le gouvernement pour les renflouer lorsque leurs clients font défaut. C’est le concept de la collectivisation des pertes et de la privatisation des profits. Il y a donc un formidable encouragement à pousser à l’endettement, quelle que soit la solvabilité de l’emprunteur, et lorsque les choses tournent mal, à exercer le même chantage, la peur d’une dépression ou d’une récession pour que les gouvernements volent à la rescousse. Car tout l’argent envoyé à la Grèce par l’Allemagne ou la France ne sert qu’à rembourser l’intérêt de la dette de celle-ci auprès des banques, certainement pas à aider le peuple grec. Et après avoir permis à celles-ci de faire main basse sur les actifs de ce pays, on « découvre » des années plus tard que le fait d’avoir prêté d’avantage à ce pays pour qu’il paie les intérêts de sa dette n’a pas solutionné ses problèmes d’endettement ; qu’il faut maintenant que les pays occidentaux se donnent la main pour éponger la dette grecque. Avec, bien entendu, la nécessité toujours plus criante de coordonner la politique monétaire de l’Europe (i.e., centraliser d’avantage alors que l’Europe ne s’est jamais portée plus mal qu’avec l’adoption de l’euro) pour imposer plus de discipline aux divers états membres.

Pourtant le précédent de la crise financière en Islande inflige un démenti cinglant à cette vision des choses. Contrairement aux irlandais et aux grecs, les islandais on préféré dire « non » au chantage ; la récession les a certes frappé, mais d’autres banques ont pris la place de celles qui ont fait faillite et ce pays a mis moins de deux ans à relever la tête. Les grecs, eux, pourront toujours attendre. L’expérience passée le démontre ; on aura beau engager une armée de fonctionnaires pour surveiller plus étroitement les banques, tant et aussi longtemps que le contribuable continuera de payer pour renflouer celles-ci l’appât du gain est trop grand pour qu’on assiste à un revirement de situation. Aujourd’hui seules les petites entreprises sont soumise au principe de la responsabilité d’une gestion saine en risquant la faillite lorsque des risques inutiles sont pris.

Il y a encore un an la Grèce aurait pu adopter la seule solution viable à long terme qui s’imposait ; sortir de la zone euro, faire défaut sur ses paiements et conserver autant que possible ses actifs. Sans aucun doute ce genre de solution entraîne une récession majeure et de l’instabilité, mais si les grecs ont été capables de bâtir leur pays pendant des siècles et de survivre aux crises en misant sur leur savoir-faire, pourquoi ne le seraient-ils pas aujourd’hui ? Mais la solution adoptée, celle du bon élève qui suit les recommandations du FMI et les dictats de l’Allemagne, implique une cure d’austérité permanente qui mène à un exode massif des jeunes, des professionnels et techniciens qualifiés. En liquidant ses actifs afin de satisfaire ses créanciers, la Grèce est en train de s’acculer au pied du mur et de se couper de toute possibilité d’un redressement durable.

Les origines de la crise et la complicité des banques

Avant de joindre la zone euro la Grèce, sans être l’un des pays les plus prospères d’Europe, jouissait tout de même d’une situation qui n’avait rien de désespérée. Entre 1950 et 1978, le taux de croissance annuel de l’économie fut de 6.2%, l’un des plus élevés en Europe.[1] Mais les choses commencent à changer au cours des années 1980 lorsque le nouveau gouvernement socialiste d’Andreas Papandreou se met à dépenser sans compter. Les dépenses publiques passent de 30.7% du PNB à 51.5% de celui-ci en 1990 alors que les recettes fiscales montent à peine, de 27.9 à 32.5% du PNB. En gros, le déficit du secteur public passa de 3% (en 1980) à 19% du PNB en 1990 [2] alors que la dette publique passa de 22.5% à 73% du PNB[3] L’impact d’une telle largesse ne se fait pas attendre ; un taux d’inflation de près de 20 pourcent par an, une fuite des capitaux et une difficulté croissante pour le gouvernement grec d’emprunter à l’extérieur à un taux raisonnable. La croissance économique annuelle tombe à 1.5% par an. Le nouveau gouvernement de Konstantinos itsotakis, voyant que son pays fait face à des difficultés croissantes pour emprunter, n’a d’autre choix que de lui faire suivre une cure d’austérité qui obtient des résultats mixtes. L’accroissement de la dette est cependant plus lent, et on obtient finalement un point d’équilibre où celle-ci oscille à environ 100% du PNB, même après la réélection de Papandreou en 1993.


ratio dette vs PNB pour la Grèce

Alors que la Grèce s’apprêtait à entrer dans la zone euro, ses coûts d’emprunt chutèrent dramatiquement. Le taux d’intérêt sur les bonds de 10 ans passa de 24.5 à 6.5% entre 1993 et 1997[4]. La présence de poids lourds comme l’Allemagne et la France dans cette zone, les règles inhérentes à cette adhésion, le « plafond » d’endettement à 60% du PNB et le déficit limite de 3% du PNB rassurent les investisseurs. Sans la présence de l’Europe en toile de fond, la Grèce n’aurait eu d’autre choix que de se contenter de gérer prudemment ses dépenses afin de pouvoir continuer à emprunter. Mais ce pays profita des taux d’intérêt plus bas pour financer ses dépenses publiques par un endettement croissant.

La firme Goldman Sachs aida pour la première fois la Grèce à emprunter $2.8 milliards d’euros en 2001 tout de suite après l’adhésion de celle-ci à l’Union Européenne. Comme la Grèce devait se plier aux règles en vigueur concernant le déficit maximal permis, il fallait procéder à une falsification comptable. Le prêt fut donc déguisé en une opération sur le marché des devises et gardé secret. Selon certain banquiers au courant de la transaction, la firme Goldman empocha $300 millions lors de cette transaction.[5] Spyros Papanicolaou, en charge de la gestion de la dette grecque en 2005, parle lui d’un profit immédiat de 600 million d’euros pour Goldman.[6] La transaction impliquait l’utilisation d’un produit dérivé appelé échange financier ou swap. Dans cette transaction, la dette de la Grèce, contractée en yens et en dollars, était alors chiffrée en euros non pas au taux de change courant mais en un taux fictif « historique » bidon pendant un certain laps de temps. En échange le gouvernement grec acceptait que la dette soit reconvertie en yens et en dollars au taux de change en vigueur plus tard. Christoforos Sardelis, qui était à la table de négociation du côté grec, admet que la transaction était tellement complexe que les officiels grecs n’en saisirent pas toutes les subtilités. Après les événements du 11 septembre 2001, le rendement des bonds américains plonge, ce qui entraîne un coût accru à cause de la formule utilisée par Goldman. Le gouvernement grec renégociera cet accord mais y perdra encore d’avantage au change. En août 2005, le montant de la dette contractée par la Grèce lors de cette transaction avait déjà doublé.

Il ne fait aucun doute que les dirigeants Goldman Sachs savaient qu’il y avait un risque énorme de voir le prêt s’envoler en fumée si la Grèce y perdait trop. Mais ils savaient aussi que jamais les eurocrates, en Allemagne, en France et ailleurs, n’accepteraient de voir leur projet d’une monnaie commune et d’une super-fédération être mis en danger. Qu’en cas de pépin ces pays avaient toutes les chances de voler au secours de la Grèce – ou plutôt des banques exposées aux contrecoups d’un défaut de paiement -, et que l’entente n’était donc pas si risquée. De surcroît le phénomène de titrisation des dettes, soit le morcellement d’une dette et sa revente en titres à d’autres institutions financières, augmente le degré d’interdépendance entre celles-ci ; les gouvernements interviendront donc en refilant a facture aux contribuables plus tard d’une façon ou d’une autre. Par exemple, Goldman vend en 2005 cette transaction à la Banque Nationale de Grèce et l’aide en 2008 à transformer celle-ci en une entité légale (Titlos) qui sera par la suite titrisée. Mais la banque retient les titres émis par Titlos afin de s’en servir comme collatéral pour emprunter d’avantage aux banques européennes. Finalement et non le moindre, la Grèce procède, lors des négociations avec Goldman, à une véritable vente de feu en donnant comme caution ses aéroports,ses autoroutes et les droits sur sa loterie pour lever les fonds nécessaires.[7]

Ce n’est pas la première fois que des banques se livrent à un tel exercice avec un pays européen. JPMorgan, pour ne nommer que celle-là, aide l’Italie à équilibrer (sur papier) son budget en 1996 dans un prêt qui n’est pas supposé en être un. [8] En fait, cette pratique semble plus fréquente qu’on ne le croit et le cas se serait produit une douzaine de fois au moins à traves le continent.

Les citoyens grecs, s’ils n’ont aucune idée de ce qui se passe en coulisse, s’endettent eux aussi de plus en plus à titre privé. L’organisation des jeux olympiques en 2004 vient fragiliser d’avantage l’économie de ce pays. Les jeux coûtent $11 milliards, le double de ce qui était prévu, sans compter plusieurs projets d’infrastructures majeurs dont les coûts furent gonflés. Pour ne donner qu’un exemple la compagnie Siemen, qui est en charge de la sécurité lors de ces jeux, est impliquée dans une affaire de pots de vin à des politiciens grecs afin de vendre des services qui dépasseront largement les coûts initiaux.. Au total, cet aspect seulement coûte $1.5 milliard au gouvernement grec.[9]

Les dépenses militaires vont également peser lourd dans la balance; la corruption de fonctionnaire et de politiciens par des compagnies étrangères pour la vente de produits et services à un coût largement au-dessus de celui du marché est monnaie courante.

La crise des subprimes en 2008-2009 ébranle le monde financier et la Grèce voit sa position se détériorer. En novembre 2009, Gary D. Cohn et un groupe de banquiers de Goldman Sachs arrivent à Athènes afin de proposer un nouvel accord au gouvernement grec pour lui permettre de masquer d’avantage sa dette qui explose. Cette fois la Grèce refuse. Le nouveau gouvernement de George Papandreou dévoile enfin la gravité de la situation en février 2010 ; le déficit annuel du gouvernement grec n’est pas de 5% du PNB mais 12.7%, contrairement à ce que le gouvernement précédent affirmait. La suite n’est que trop bien connue. La crise financière grecque devient une crise financière mondiale alors que les cas de l’Espagne, de l’Italie et du Portugal prennent graduellement le devant de la scène.

La solution à la crise grecque : le sauvetage des banques !

Les plans de « sauvetage » se succèdent mais la Grèce ne cesse de s’enfoncer dans la crise. L’argent envoyé ne sert en fait qu’à éviter la sortie de la Grèce de la zone euro en évitant aux banques d’Europe et d’Amérique d’encaisser une perte. Les plans d’austérité se sont succédés mais comme la dette de la Grèce est toujours présente, il y a peu de chances de voir une amélioration durable et significative de la situation. Pour satisfaire ses créanciers et éviter la sortie de la zone euro, la Grèce veut faire le bon élève et procède à une vente de feu de ses actifs. Bien sûr, l’Union Européenne et les eurocrates suggèrent que la présence d’une économie souterraine est un problème ; en fait, si toute l’économie grecque était souterraine, ce pays n’aurait tout simplement pas eu à faire face à autant de problèmes. En voulant taxer d’avantage sa population pour satisfaire aux exigences de l’Europe, le gouvernement grec accélère le mouvement d’exode des élites. Il n’y a aucun doute que la taille de l’état est surdimensionnée mais si elle avait été laissée à elle-même avec sa propre monnaie, la Grèce n’aurait eu d’autre choix que de dégonfler l’appareil d’état afin de repartir sur des bases plus solides, mais sans cette dette écrasante. Comment peut-on espérer diminuer l’évasion fiscale si le contribuable grec a l’impression de travailler pour permettre aux banques étrangères d’engranger d’avantage de profits ?

Pour être de nouveau compétitive et équilibrer ses échanges commerciaux, la Grèce doit adopter une monnaie qui reflète mieux sa productivité. Comme ce dénouement est quasiment inévitable, on comprend mal que le gouvernement grec cède les avoirs de ce pays ; le jour où la Grèce sortira de la zone euro, elle sera bien moins équipée pour repartir du bon pied. Il n’y a aucun doute qu’une sortie brutale de la zone euro aurait engendré une récession aussi pire, sinon pire que celle qui a frappé la Grèce ; mais d’autres pays, Argentine, Islande, ont osé et ont pu redresser leur situation par la suite. La classe politique grecque a préféré condamner ce pays à une lente asphyxie ou à se départir de sa souveraineté afin de retarder l’échéance.

Si on observe le phénomène des récessions et des reprises économiques au cours des 100 dernières années, on remarque une chose intéressante ; plus la chute est brutale, et plus la reprise économique est vigoureuse et rapide par la suite. Qu’on prenne les chiffres des récessions les plus importantes qui ont frappé l’occident et on verra qu’une diminution de 5, 10 ou 15% du PIB est souvent suivie d’un accroissement spectaculaire du même ordre en quelques mois. C’est qu’une récession entame un processus de guérison en redistribuant le capital humain et matériel de façon drastique. Les ouvriers, les techniciens n’ont pas le temps de perdre leurs qualifications, ils sont de nouveau disponibles pour un autre employeur qui lui, récupère pour une bouchée de pain de la machinerie et de l’équipement qui n’a pas eu le temps de tomber en désuétude. Les jeunes et les professionnels n’ont pas le temps de quitter le pays et d’emporter leur savoir faire avec eux ; bien avant qu’ils ne prennent cette décision, des investisseurs étrangers et des entrepreneurs locaux y voient une formidable opportunité pour se tailler la part du lion et les récupérer.

Il en va de même pour les banques étrangères qui sont exposées à une faillite grecque ; en volant au secours de celles-ci, les gouvernements d’Europe retardent l’échéance d’une récession, mais l’argent utilisé pour renflouer celles-ci implique aussi que quelqu’un paye la note ailleurs et voit s’envoler son pouvoir d’achat. Surtout il y a une rétribution de comportements qui ne manqueront pas de se reproduire; pourquoi scruter à la loupe les titres de dettes ou le collatéral offert si on est certain qu’en cas de coup dur, le gouvernement volera à la rescousse ?

La plupart des observateurs reconnaissent qu’il y a là un problème, mais deux solutions sont offertes. Les eurocrates qui promettaient des lendemains qui chantent avec une centralisation toujours plus poussée, une monnaie commune et un rôle de plus en plus important pour les fonctionnaires non élus nous disent maintenant qu’il faut d’avantage de supervision, d’avantage de centralisation, voir même une super banque centrale et une monnaie unique pour le monde entier. Plus leur politique amène à un désastre et plus y trouvent-ils une justification pour un interventionnisme encore plus poussé où les libertés individuelles se rétrécissent. Comme si le fait de donner un chèque en blanc à une entité non élue pour contrôler, à l’abri des regards indiscrets les flux monétaires et les politiques à appliquer était sans risques. On peut parier que bon nombre de ceux qui ont su tirer les marrons du feu de la crise actuelle y trouveront un poste de conseiller…

La deuxième solution, c’est l’autocensure, un principe qui a fait largement ses preuves au cours de l’histoire. Sachant que personne n’est là pour vous épauler en cas de coup dur, il est moins tentant de prendre des risques inutiles et impératif de gérer de façon prudente ses opérations. Car si le banquier ne se préoccupe pas du sort du petit épargnant, il en va tout autrement des gros actionnaires qui risquent d’avoir sa peau s’ils se font flouer. Pas besoin d’engager une armée de fonctionnaires (potentiellement corruptibles) ou de nationaliser les banques. D’ailleurs la nationalisation de celles-ci a toujours un effet pervers ; lorsqu’un gouvernement peut faire pression sur celles-ci pour qu’elles octroient des prêts aux « bons » entrepreneurs, ceux qui ont des affiliations politiques acceptables et qui renvoient l’ascenseur, quelle que soit leur capacité de rembourser, les banques ne jouent plus leur rôle. Le principe de la responsabilité et de l’autocensure ne pourra fonctionner que le jour où les banques seront laissées à elles-mêmes.

Notes

1
Greek Economy at a Turning Point : Recent Performance, Current Challenges and Future Prospects,Kenneth Matziorinis, Journal of the Hellenic Diaspora, volume 19.2, 1993, p.60
2
Ibid,p.58
3
Index Mundi, Greece Public Debt, http://www.indexmundi.com/greece/public_debt.html
4
Greece’s Debt Crisis: Overview, Policy Responses, and Implications ,Congressi Research Service, Aug. 2011, http://www.fas.org/sgp/crs/row/R41167.pdf p 3
5
The Ne York Times, 13 fevrier 2010,http://www.nytimes.com/2010/02/14/business/global/14debt.html?pagewanted=all
6
http://www.bloomberg.com/news/2012-03-06/goldman-secret-greece-loan-shows-two-sinners-as-client-unravels.html
7
The Ne York Times, 13 fevrier 2010,http://www.nytimes.com/2010/02/14/business/global/14debt.html?pagewanted=all
8
Ibid
9
http://sports.espn.go.com/espn/wire?section=oly&id=5245863

 



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