Crises Financières et Chute de l’Empire Romain

Si les crises économiques et financières n’ont pas épargné la Rome antique, à l’époque de Jules César et dans les siècles qui suivent, c’est la grande crise d’inflation du troisième siècle qui aura le plus d’impact et annoncera la fin de l’empire. Rome a parfaitement survécu à la crise d’endettement causée par troisième guerre de Mithridate et celle contre les pirates, et il n’y a aucune indication que la crise financière de l’an 33 Apr. J.C. entraîne une baisse de la production agricole ; par contre la fiscalité oppressante nécessaire au maintien des légions et l’inflation galopante creuseront un fossé entre le peuple et le pouvoir, à tel point que plusieurs romains en viendront quasiment à considérer les barbares qui déferlent sur l’empire comme des libérateurs.

Le Système Economique dans la Rome Antique

La société romaine est avant tout dominée politiquement et socialement par une minorité à patrimoine foncier, à la fin de la république et sous le Haut-Empire. Les sénateurs (au nombre d’environ 600) et les chevaliers, membres de l’ordre équestre, forment ensemble une caste de dix à vingt mille chefs de famille. A côté de ceux-ci ont trouve également les notables, qui tirent de gros revenus de l’agriculture et de l’élevage, mais la masse de la population vit pauvrement. Les prêts à intérêt sont souvent octroyés par des notables à même ce qu’ils possèdent ; cependant on note l’existence d’individus qui se spécialisent dans cette activité et qui prêtent de l’argent obtenu par le biais de dépôts sur lesquels un intérêt est versé. L’existence de banques de dépôt est en soi nécessaire ; de nombreux commerçants doivent se déplacer à travers l’Italie et comme ceux-ci ne peuvent emmener avec eux les sommes nécessaires il leur faut disposer de comptoirs commerciaux lors d’un voyage à Rome ou dans les villes de la péninsule.

Dans cette société, comme on peut s’en douter, les pièces de monnaie romaines jouent un rôle important ; contrairement à aujourd’hui elles constituent probablement la plus grosse partie de la masse monétaire. Néanmoins il existe des indices qui font croire que l’argent basé sur les métaux précieux et le bronze n’est que rarement utilisé pour les grosses transactions. En 62 av J.C, Cicéron décide d’acheter une maison sur le Palatin qui lui coûte 3,500,000 sesterces. Si Cicéron avait payé celle-ci avec des pièces de monnaie d’argent, celles-ci auraient pesé entre 3,300 et 3,400 kg ; il est difficile de s’imaginer que Cicéron a pu rassembler facilement une telle quantité de pièces de monnaie. Le transport de lingots d’or ou d’argent est aussi peu probable ; on en a retrouvé très peu dans les trésors monétaires. Par exemple dans les villes du Vésuve, on n’a jamais découvert de lingot d’or ou d’argent. Comme beaucoup de notables avaient pris pour habitude de faire fructifier leur argent en prêtant celui-ci, il est probable que le transfert ou le rachat de créances (nomina) jouait un rôle ici.[1]

La Réforme de l’Empereur d’Auguste

On sait, par Tacite ( Annales, VI, p.16) que Jules César avait fait adopter des lois restreignant le prêt usuraire et obligeant ceux qui possédaient un capital important à convertir une partie de celui-ci en terrains et propriétés en Italie. La raison derrière cette loi n’est pas donnée, mais on peut imaginer que César voulait enrayer une fuite de capitaux ou stimuler le « marché immobilier » pour des raisons pas nécessairement désintéressées. Cet édit tomba rapidement en désuétude après l’assassinat de César et la prospérité dont bénéficiait les romains sous le règne de l’empereur Auguste n’incita pas l’état à intervenir directement dans la bonne marche de l’économie.

De sa campagne au Moyen Orient, l’empereur Auguste avait ramené un butin considérable d’Egypte. Il utilisa 600 millions de sesterces pour acheter et octroyer des terres aux vétérans qui avaient servi sous ses ordres. De l’argent fut distribué à la population sous forme de blé[2], 82 temples furent restaurés et d’autres construits, des aqueducs, des routes et des bains furent construits à travers l’Italie. Tenney Frank estime qu’entre l’an 30 et l’an 27 Av. J.C. plus de un milliard de sesterces furent injectés dans l’économie, soit deux fois le budget annuel normal de l’état romain. Cet abondance d’argent entraîne une chute des taux d’intérêt habituellement chargés ; ceux-ci passent d’environ 12% sur une base annuelle à 4%. Hormis le marché immobilier, il n’y a aucune indication comme quoi cette abondance d’argent provoque une poussée inflationniste majeure durable[3]; les pièces d’or et d’argent ne servent pas qu’à acheter des biens produits en Italie, mais aussi à payer des importations de luxe (vins, parfums, étoffes). C’est bien des années plus tard que l’augmentation de la masse monétaire provoque une crise inflationniste, soit lorsque les empereurs commencent à diluer la teneur en métaux précieux des pièces qui circulent. Tant et aussi longtemps que la monnaie romaine est acceptée dans les zones frontalières de l’empire, l’afflux de biens de consommations vers Rome compense en partie l’inflation monétaire et les limites de la production locale.

La production d’or et d’argent se poursuit. Auguste inaugure en Espagne plusieurs fabriques où on frappe de la monnaie à partir du minerai fourni par les mines avoisinantes. Puis il envoi son procurateur Licinus pour accepter des gaulois leur tribut en lingots d’or et d’argent. Mais comme Rome est un état prédateur où peu d’innovations se produisent, cette situation ne peut être durable. Les sources nouvelles se tarissent alors que l’or et l’argent sont exportés graduellement. Dans les trésors archéologiques retrouvés, on note une chute brutale de l’émission de nouvelles pièces de monnaie romaines après l’an 10 Av. J.C.

Tibère, le successeur d’Auguste, dépense peu et frappe peu de pièces d’or. La production minière chute, et puisque aucun butin important ne vient compenser le « déficit commercial, » il est probable que les prix stagnent ou qu’ils chutent. Plusieurs riches romains sont dans la ligne de mire de Tibère ; Sextus Marius, l’homme le plus riche d’Espagne, est accusé d’inceste avec sa fille et jeté du haut de la roche tarpéienne. Bien entendu, l’empereur Tibère confisque ses mines d’or en l’an 33 Apr J.C.

La Chasse aux Usuriers

Ces événements coïncident avec le déclenchement de la première crise financière majeure de Rome pendant l’empire. Selon Tacite, tout commence par une chasse aux usuriers qui sont accusés de violer la loi en exigeant des taux d’intérêt prohibitifs. Un grand nombre d’entre eux sont traînés devant les tribunaux. On ressuscite l’ancienne loi de César, qui limite les avoirs en liquide à 60,000 sesterces, et le sénat ordonne à ceux-ci de posséder les 2/3 de leur capital dans des propriétés foncières en Italie. Plusieurs sont emprisonnés mais Tibère octroi finalement un délai de grâce de 18 mois pour que tous se conforment à l’édit de César et rapatrient l’argent nécessaire. On ne peut que spéculer sur les causes derrière ces poursuites. Le ton utilisé par Tacite laisse croire que les usuriers n’étaient pas plus populaires à l’époque qu’aujourd’hui, mais un calcul financier pourrait bien s’ajouter au calcul politique. En ayant leur argent investi dans des propriétés foncières, les créditeurs étaient plus vulnérables face à l’arbitraire des décisions de l’empereur. En tout cas il ne peut pas s’agir d’une question relative au tributum, l’impôt foncier, qui n’est payé que par les populations soumises au joug romain et non par les citoyens de la péninsule.

Comme les créanciers se voient dans l’obligation de faire des pieds et des mains pour ravoir les fonds prêtés, un phénomène de « credit crunch » se produit et Tacite parle d’une rareté soudaine de l’argent, qui amène une baisse de l’activité économique et, paradoxalement, une baisse du prix des terrains. Pour faire face au mécontentement Tibère octroi un prêt de 100 millions de sesterces sans intérêt aux créditeurs.

Néron Crée la Monnaie Fiduciaire

Les mines saisies par Tibère vont permettre à Caligula et l’empereur Claude de frapper des pièces de monnaie sans difficulté. Mais les dépenses somptueuses de Néron mettent le trésor romain à sec ; plutôt que de lever des impôts, une mesure toujours impopulaire, Néron va procéder à une mesure inédite dans la Rome antique ; la dilution de la teneur en argent et en or de la monnaie romaine, une dépréciation non négligeable. Sous Néron la quantité d’or contenue dans un aureus passe de 8.175 à 7.266 grammes, une baisse de 12%, alors que le denarius d’argent lui passe de 3.90 à 3.41 grammes, mais sa valeur est encore réduite du fait que 10% que la nouvelle pièce n’est plus de l’argent pur mais un alliage fait à 90% d’argent. Même si certains auteurs comme Comparette suggèrent que cette dépréciation n’est qu’une tentative pour réajuster les ratio historiques de la valeur or/argent de 1:9 à 1 :12,5 (au poids) , l’hypothèse semble peu plausible. Les ratios entre les différentes monnaies romaines (cuivre, bronze, argent et or) ont toujours fluctués selon les circonstances mais la dilution de la teneur en métaux précieux est un phénomène tellement systématique et constant au cours des siècles qui suivent qu’il n’y a aucun doute que l’inflation crée est une taxe déguisée.[4]

Comme pour aujourd’hui avec la création par les banques centrales de monnaie fiduciaire ex-nihilo, la dilution du contenu des pièces crée de l’inflation à long terme et, bien sûr, celle-ci ne frappe pas également toute la population. Les contacteurs qui gravitent autour du gouvernement, les favoris du système qui sont proches de la source d’émission peuvent écouler l’argent reçu avant que les prix ne grimpent, mais au fur et à mesure que l’argent percole à travers le système et que la production de biens ne peut suffire à la demande, les prix augmentent et ceux qui sont loin du pouvoir payent la note de façon disproportionnée.

Cette première dilution est suivie de plusieurs autres sous différents empereurs. On trouve là les ingrédients qui mèneront ultimement à l’effondrement de l’empire romain ou en tout cas, à la création d’un fossé entre la population et ses dirigeants qui rendra l’empire beaucoup plus vulnérable.
Les romains s’enorgueillissent de leurs conquêtes et veulent des jeux et du pain, mais ils ne veulent pas être taxés ; seuls les populations conquises doivent être soumises à un impôt. Mais l’imposition de taxes de plus en plus lourdes ne peut créer qu’un climat de révolte permanent qui coûte cher à l’état. En se donnant les outils économiques pour gonfler au besoin la masse monétaire, les empereurs éludent le problème et s’engagent dans une fuite par en avant au lieu de rechercher un équilibre entre les besoins de l’empire et le prix à payer. Le peuple blâmera les commerçants pour l’inflation galopante.

Car l’état romain doit faire face à des obligations financières non négligeables ; chaque année 150,000 tonnes de blé doivent être importées f’Afrique du Nord pour nourrir la plèbe lors de distributions gratuites[5]; le maintien des légions aux frontières coûte une fortune au trésor de l’état. Alors que la péninsule italienne ne compte que 6 millions de citoyens romains au premier siècle après J.C, l’armée romaine compte plus de 250,000 soldats qu’il faut supporter financièrement. Chaque empereur est tenu de dispenser des sommes colossales aux légions lors de son accession au pouvoir sous peine de se faire tuer.

Pendant les deux premiers siècles après J.C., la dilution très graduelle de la teneur en argent du denier (denarius) et l’accroissement relativement modéré de la solde des légionnaires laisse supposer que l’inflation à Rome est du même ordre que celle qu’on a connu pendant une bonne partie du vingtième siècle, soit entre 0,5 et 2% par an. Le butin de guerre permet périodiquement d’acheminer vers Rome l’argent nécessaire au maintien de l’état providence. Pour le moment la plèbe ne réalise pas que les jeux ne sont jamais gratuits ou que les conquêtes peuvent coûter plus cher qu’elles ne rapportent à la longue.

La crise inflationniste du Troisième Siècle

C’est sous Gallienus, (253-268) qu’une détérioration rapide va se produire. La teneur en argent du denier passe de 40 à 2%, puis 0,5%. On cesse aussi de frapper des monnaies de bronze de peu de valeur parce qu’elles coûtent trop cher à produire.[6] Au même moment des guerres de sécession ont lieu en Espagne, en Gaule et au Moyen Orient. Pour la première fois l’aureus d’or se met à flotter par rapport aux sous monnaies au lieu d’avoir une valeur fixe. A travers l’empire sort des fabriques un flot ininterrompu de flocons de cuivre tellement grossiers qu’un seul côté comporte une représentation (monnaie de billon). Les banques refusent ceux-ci. Les limites de cette dévaluation sont maintenant atteintes ; tant et aussi longtemps que des pièces d’une qualité raisonnable étaient produites, le coût de fabrication de celles-ci en limitait la quantité et l’inflation était plus modérée ; à une époque où les cartes de crédit n’existent pas et où le crédit est beaucoup plus rare qu’aujourd’hui, c’est la quantité de monnaie en circulation qui a le plus d’impact sur le taux d’inflation. Galiienus fit sauter ce dernier verrou, à tel point que le système bancaire souffrit d’une crise temporaire.[7]

L’empereur Aurélien (270-275) ne peut faire plus sur ce front vu les limites physiques du procédé; il trouve une solution en décrétant que, pour lutter contre l’inflation, chaque nouvelle pièce émise aura 2.5 fois la valeur de l’ancienne. Ainsi, en adoptant le principe de la réévaluation, l’état romain se garde une marge de manœuvre pour continuer de dépenser avant que l’inflation ne fasse des ravages parmi le peuple. Bien entendu, puisque toute limite physique à la création de monnaie est maintenant contournée, cette méthode d’inflation financière offre un attrait irrésistible et les prix explosent.[8] Alors que les prix au milieu du troisième siècle sont environ trois fois plus importants que ceux qui existaient 200 ans plus tôt (soit une inflation moyenne de 0,53% par an avec de fortes variations par périodes) on sait que sous Dioclétien ceux-ci sont de 50 à 70 fois plus élevé qu’au premier siècle, ce qui donne une inflation annuelle moyenne de 6,5% entre le milieu du troisième siècle et le début du quatrième, soit lorsque Dioclétien amène son décret en l’an 301.[9] Mais certains auteurs estiment que l’inflation est encore plus importante et donnent un accroissement de 20000% entre l’an 150 et l’an 300, le gros survenant dans la seconde moitié du troisième siècle.[10]

Les dommages de l’inflation

Même un taux d’inflation moyen de 5, voir 10% n’a pu qu’avoir un impact négatif sur l’économie.
La dépréciation délibérée de la monnaie permet à l’état de retarder des choix qu’il devrait faire, soit limiter ses dépenses à ce qui est vraiment nécessaire à la population. L’imposition de taxes crée du mécontentement, mais celles-ci placent la population devant les faits et une pression peut parfois s’exercer sur le gouvernement si le peuple a l’impression que son argent est dilapidé et que certains projets n’en valent pas la peine. Mais avec une taxe déguisée (l’inflation), beaucoup de gens jetteront le blâme sur les commerçants en premier lieu.
Deuxièmement, ceux qui ne sont pas récipiendaires de la manne gouvernementale – souvent les éléments les plus productifs de la société – voient leur influence économique diminuer puisqu’ils doivent augmenter leurs prix ou leurs exigences salariales pour rattraper les pertes déjà encourues par l’inflation. Ceux qui gravitent autour du gouvernement peuvent dépenser leur surplus argent reçu avant que la hausse des prix ne survienne.
Troisièmement une distorsion est introduite et les producteurs ont plus de mal à évaluer le profit qu’ils peuvent faire à long terme. C’est particulièrement vrai dans une économie où les monnaies de bronze n’offrent pas une subdivision très granulaire, pour certains produits non fractionnables au poids, les prix montent par paliers. Certains ont critiqué la théorie de Hayek et soutiennent qu’une inflation anticipée, parfaitement chiffrée n’introduit pas de distorsion entre le prix relatif des biens de production et des biens de consommation, la comparaison avec une économie de l’antiquité n’est cependant pas aisée. Mais de toute façon la question n’est pas là ; l’inflation dans l’empire romain ne pouvait pas être chiffrée ou anticipée correctement. Toute distorsion dans les signaux qui existent entre producteurs et consommateurs nuit au bon fonctionnement de la planification, donc, à la production, et par conséquent à la richesse du pays. On peut faire un parallèle avec la notion de « savoir dispersé » de Ludwig von Mises ; ici comme ailleurs, le plus grand des planificateurs, dans sa tour d’ivoire, loin du terrain, ne possède pas de l’information adéquate pour optimiser l’économie, mais les millions de gens qui réagissent en temps réel et improvisent en percevant les variables qui changent autour d’eux en arriveront à un accord commun qui est le prix.

Le consommateur peut axer ses choix vers différents produits ou substituts s’il estime correctement combien il lui restera après ‘X’ années, l’investissement en capital dans des projets productifs est aussi favorisé lorsqu’une planification adéquate peut être faite ; mais dans un état où le taux d’inflation n’est pas connu, où les prix montent par paliers brusques, trop d’erreurs d’appréciation sont commises. Le paysan dont la marge de profit est mince peut décider d’abandonner sa terre et aller vivre à Rome de la mendicité en sous-estimant les possibilités à long terme, le banquier peut sous-estimer le taux d’intérêt qu’il peut demander, l’entrepreneur le prix adéquat, etc. Une monnaie stable minimise les erreurs commises.

La Réforme de Dioclétien

Lors de son accession au pouvoir en l’an 284, Dioclétien tente dans un premier temps de réévaluer l’aureus en augmentant son poids de 20%. En l’an 295 cependant il abandonne le denarius d’argent, qui n’est même plus fait d’argent, et crée une nouvelle pièce, l’argenteus (preque pur), ainsi que trois nouvelles pièces de bronze, dont le nummus, qui vaut 10 anciens deniers d’ «argent». Ceci ne stoppe pourtant pas l’inflation, les prix doublent en moins de dix ans. C’est que les anciennes pièces continuent de circuler ; Plutôt que d’échanger à un taux fixe l’ancienne monnaie contre la nouvelle afin de la retirer graduellement de la circulation, Dioclétien n’a fait qu’ajouter à la masse monétaire une nouvelle monnaie en parallèle. On peut deviner l’effet psychologique ; sentant que l’ancienne monnaie est condamnée, la population cherche à se débarrasser au plus vite de celle-ci mais garde les vraies pièces d’argent ou d’or; on se servira de la nouvelle monnaie au besoin pour payer les taxes puisqu’on n’a pas le choix. Comme la vélocité de l’ancienne monnaie augmente, que chacun cherche a acheter quelque chose de tangible avec celle-ci afin de s’en débarrasser, l’effet produit par sa circulation «en boucle » à une cadence accélérée dans l’économie est similaire à la production massive de pièces sans valeur ; les prix s’envolent.

Il faut moins de 10 ans avant que le nummus ne s’échange pour vingt deniers et l’argenteus pour 100 deniers au lieu de cinquante. Les prix sont alors de 100 à 200 fois plus élevés (en denarius de pacotille) qu’au temps de Néron.[11]

Dioclétien, décidément mal inspiré, promulgue alors l'édit du maximum, un contrôle des prix et des salaires, une imbécillité qui n’a jamais marché, ni avec Nixon ou P.E. Trudeau dans les années 1970, pas plus qu’il y a 1700 ans. L’intégralité de 14 sections de cet édit ne nous est pas parvenue mais un tremblement de terre en Turquie en 1970 a permis de retrouver au moins 8 sections et demi de celui-ci.[12] Le prix maximum pouvant être demandé par les marchands pour une foule de produits y est codifié, tout comme le salaire de plusieurs professions. La peine de mort est le châtiment réservé à ceux qui ne se conforment pas à l’édit. Bien entendu les marchands préfèrent ne pas vendre leurs produits plutôt que d’opérer a perte, ce qui créer des pénuries et aggrave la situation économique. L’intervention de Dioclétien est en soi un non sens puisqu’elle est basée implicitement sur le postulat que des centaines de milliers de producteurs ou de marchands complotent pour former un cartel plutôt que de se faire concurrence (les «profiteurs»). Il en va de même avec les thésauriseurs et les accapareurs; encore aujourd’hui certains persistent à voir dans leur comportement la cause de problèmes économiques plutôt que la manifestation de ceux-ci. Quoi qu’il en soit cet édit tombe donc en désuétude rapidement lorsqu’on constate les ravages qu’il crée. Le seul bienfait de cet édit, c’est qu’il nous renseigne aujourd’hui sur les ratios de prix qui pouvaient exister pour les différents produits, tout comme les ratios de salaires pour les différents métiers. On peut supposer que ces prix et salaires étaient déjà en dessous de la valeur du marché au moment de la promulgation ; quoi qu’il en soit les ravages de l’inflation continuent puisqu’un papyrus datant de l’an 335 montre que le prix du blé était 63 fois plus élevé que celui fixé dans l’édit 34 ans plus tôt.[13]

Sous Dioclétien, les romains sont maintenant soumis à une taxe payable en nature et de nouveaux impôts. Car le gouvernement romain répudie désormais sa propre monnaie et n’accepte plus d’être payé avec celle-ci. Si ces mesures donnent à Dioclétien plus de latitude pour défendre des frontières de plus en plus indéfendables, elles vont aussi accroître le fossé qui existe entre le gouvernement de Rome et la masse de la population.

Totalitarisme et Effondrement de Rome

Constantin succède à Dioclétien et s’il réussit en grande partie à réintroduire l’étalon d’or via le solidus, son règne comporte certaines similitudes avec celui de Dioclétien ; dirigisme, corporatisme fascisant, taxes de plus en plus élevées et inflation galopante pour ceux qui ne possèdent pas d’or, i.e. les pauvres. Constantin procède lui aussi à une réforme monétaire, et l’or ne semble pas manquer. Non seulement peut-il compter sur l’or confisqué à Licinius, qui l’avait lui-même dérobé aux villes de l’Est de l’empire, mais sa conversion au christianisme lui donne l’occasion de piller les temples païens et faire fondre l’or qui s’y trouve. Constantin introduit deux nouvelles taxes ; l’une concerne les propriétés des sénateurs, l’autre le capital des marchands ; pas leurs gains annuels, non, le capital dont ils disposent –payable en or uniquement -.[14] Mais les pièces de monnaies plus petites, en «argent» ou en bronze, sont elles soumises à une dévaluation constante. Non seulement celles-ci sont-elles mises en circulation par l’état romain mais aussi par les villes de l’Empire pour combler les déficits. La contrefaçon fleurit vers la fin du quatrième siècle. Ceux qui ne sont pas payés par l’état ou qui n’ont pas le capital suffisant pour acheter de l’or sont autant victimes de l’inflation que des taxes de plus en plus élevées. Comme les taxes doivent être payées en or, ici et là des agriculteurs qui n’ont pas les moyens abandonnent leurs terres et disparaissent. De plus en plus de gens tentent d’échapper au fisc d’une façon ou d’une autre; non seulement l’armée romaine est passée de 250,000 hommes à 600,000 hommes en deux ou trois siècles, mais l’appareil gouvernemental a grossi et les mignons qui gravitent autour prospèrent. Avec un territoire quasi similaire à celui du temps d’Auguste, Rome compte maintenant plus de 100 provinces au lieu de 20, donc autant d’administrations régionales en plus.[15]

Les réformes de Dioclétien et Constantin n’ont en rien soulagé la misère de ceux qui se débattaient pour survivre à la base. A titre d’exemple, si Dioclétien fixe le prix de la livre l’or en l’an 301 à 50,000 denarii, ce prix est à 120,000 denarii 10 ans plus tard, 300,000 23 ans plus tard et en l’an 337 il faut 20 millions de denarii pour acheter une livre d’or, une augmentation de 40000% en 36 ans.[16]L'or a toujours été un baromètre important pour mesurer l'inflation; comme sa quantité en circulation varie peu, on peut en déduire que les prix en général ont aussi augmenté par un facteur 400 pendant cette période.

L’inflation et les taxes de plus en plus élevées n’ont pas provoqué la chute de l’empire romain de façon directe; mais elles ont détruit la liberté économique des romains et le lien de confiance qui existait entre les petites gens et l’autorité centrale. Joseph Reden cite comme exemple le rôle des décuriones ou curiales (conseillers municipaux), représentants typiques de la classe moyenne qui, trois siècles plus tôt, donnaient de leur temps et de leur argent pour améliorer, dans les villes où ils habitaient, le sort de leurs compatriotes qui les considéraient souvent comme de véritables philanthropes. Trois siècles plus tard il reçurent la tâche ingrate de percevoir les taxes dans leur collectivité ; comme ils n’obtenaient pas plus de succès que le gouvernement central, le gouvernement adopta une loi qui stipulait que toute somme qu’un décurione se montrerait incapable de percevoir, devrait être payée de sa poche ; un genre de «stimulus» économique à l'ancienne.

Alors que les invasions barbares se précisent, les décurions, qui ne veulent plus l’être, abandonnent leur demeure,voir leur ville et se réfugient là où ils peuvent, soit dans des villes plus grandes de d’autres provinces. Mais, bien entendu, le gouvernement décréte que tout décurion découvert ailleurs doit être arrêté, enchaîné comme un esclave et ramené à sa ville d’origine où on lui redonnera sa digne charge de décurion.[17] A la fin, il leur faut demander au gouverneur une autorisation pour tout déplacement par affaires hors de leur ville de résidence. Il n'y a plus de citoyens véritablement libres à part l'empereur et ceux qui gravitent autour de lui.[18]

Le seul souci des empereurs romains est maintenant d’éviter un coup d’état; si les haut fonctionnaires, les légionnaires d’Italie et les barbares engagés dans l’armée sont payés en or, le peuple est écrasé par le double poids de l’inflation galopante et des taxes. L'état souffre de plus en plus de gigantisme; il serait facile d'expliquer la situation en faisant référence aux invasions barbares, à la nécessité d'avoir une armée forte, mais depuis des siècles les barbares sont aux frontières de l'empire et l'armée romaine les a toujours repoussés. Les guerres aux frontières n'expliquent pas la multiplication des régions administratives, l'embauche d'un nombre toujours grandissant de fonctionnaires[19], l'encadrement par l'état d'à peu près toutes les sphères de l'activité économique. L'état devient corporatiste et manie la carotte (rarement) et le bâton (souvent).

Les marchands et les artisans étaient habituellement organisés en confréries mais ils devinrent à leur tour sujets aux pressions gouvernementales; le gouvernement ne pouvait obtenir assez de matériel pour l’effort de guerre par des canaux réguliers, trop de gens refusaient la monnaie de singe offerte en échange. Ils furent donc forcés d’approvisionner celui-ci. Et on s’assura de boucler toutes les issues en décrétant qu’ils ne pouvaient changer de profession et que leurs enfants devaient obligatoirement faire le même métier. La paysannerie (colni) était considérée comme locataire des terres gouvernementales ou de celles des aristocrates. Comme eux aussi commençaient à vouloir échapper à leur sort et obtenir un meilleur emploi ailleurs, on les attacha à leurs terres sous le règne de Dioclétien; ceux qui se rebiffent souffrent des chatiements les plus cruels, souvent la mort. La servitude de type féodale voit le jour. Chaque intervention gouvernementale pour encadrer l'économie, du transport maritime à l'agriculture, se solde par une baisse de rendement et une inefficacité croissante, ce qui justifie d'avantage d'interventions.

L’auteur chrétien Salvien de Marseille assiste impuissant à l’effondrement de l’empire romain autour de lui. Dans ses écrits on trouve la description d’un témoin oculaire des événements qui se produisent à la fin de l’empire, particulièrement les invasions barbares. Et si Salvien mentionne plusieurs causes, la rapacité de l’état romain et la tyrannie qui règne ne sont pas des causes mineures à ses yeux. Alors que quatre siècles auparavant un certain lien de solidarité existait malgré tout entre le paysan et l’aristocrate, que tout citoyen, même le plus pauvre, jouissait d'une certaine liberté économique et se targuait d'être romain,plus rien ne le rattache à l'état qu'il déteste de tout son coeur:[20]

«  Je n’entends pas dire que les Barbares ont été reçus partout avec joie, ni qu’ils ont traité avec douceur la population romaine. Salvien lui-même n’en fait pas de prodiges de vertu : « Les Goths sont perfides, les Francs menteurs, les Saxons cruels » ; surtout il ajoute que ce n’est pas un mince sacrifice que de vivre près de ces gens dont les mœurs sont si différentes, le langage si rude, et dont le corps et les habits sentent si mauvais. Pourtant on les accepte, et après le premier contact on s’accomode d’eux, mieux que des employés du fisc ; on abandonne sans trop de regrets la Cité Romaine. Ces fugitifs de l’empire « préfèrent sous l’apparence de captivité vivre libres, qu’être captifs en paraissant libres. »


Retour à la page principale

© 2008-2012 Jean-François Beaulieu


Politique de confidentialité

Notes

1
L’economie du monde romain, jean andreau, p. 158 citant W.V. Harris
2
http://www.mariamilani.com/ancient_rome/Ancient_Roman_Currency_Economy.htm
3
Tacite, annales 6,13 parle à une reprise seulement d’une flambée ponctuelle du prix du grain qui amena des émeutes, mais un événement isolé qui peut être attribué à une mauvaise récolte
4
T. Louis Comparette : Debasement of the Silver Coinage Under Emperor Nero, 1914
5
A history of Money, Glyn Davies, p.97
6
Money A history Catherine Eagleton,Johnatan Williams p.55
7
A history of Money, Glyn Davies, p.98
8
Ibid
9
Ibid
10
http://econweb.umd.edu/~vegh/papers/Fischer-Sahay-Vegh-JEL.pdf
11
Inflation and the Fall of the Roman Empire, Joseph R. Peden et A history of Money, p.101].
12
A history of Money, Glyn Davies, p.102
13
A history of Money, Glyn Davies, p.103
14
Inflation and the Fall of the Roman Empire, Joseph R. Peden
15
Inflation and the Fall of the Roman Empire, Joseph R. Peden
16
Ibid
17
Ibid
18
http://www.cristoraul.com/ENGLISH/MedievalHistory/Cambridge/I/XIX.html
19
L'historien Warren Treadgold estime que sous Diocletien seulement le nombre de fonctionnaires est passé de 15,000 à 30,000 A History of the Byzantine State and Society, p. 19.
20
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_0223-4874_1920_num_38_1_7152